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Crise financière(8): L’économie est-elle une science ?

Article publié le 26/11/2005

Auteur-e(s): Azam Geneviève, Plihon Dominique

Article publié dans Sociétal, numéro 50, 4e trimestre 2005, dans le cadre d’un dossier sur «le rôle social de l’économiste »

Par Geneviève Azam et Dominique Plihon, Membres du conseil scientifique d’Attac; respectivement professeurs d’économie aux Universités de Toulouse-Montmirail et de Paris-Nord.

sortir du quantitatif

   La globalisation économique, qui tient lieu aujourd’hui de projet de société, le poids de l’économie sur les représentations sociales et la définition même de la science économique « comme science de l’action humaine au sens le plus large possible»1, la multiplication de l’expertise économique, confèrent à l’économiste une place particulière dans la société. » En effet, l’économiste est à la fois celui qui produit du savoir «économique» et des croyances 2 à l’intérieur d’équipes de recherche souvent financées par des contrats avec des entreprises, celui qui éclaire et légitime les choix des institutions nationales ou internationales, l’expert salarié des grandes sociétés ou encore l’expert qui s’exprime dans les mass media pour expliquer les mouvements économiques. Bien sûr ces places requièrent des postures différentes. Néanmoins, elles s’appuient toutes et se construisent sur la référence explicite ou implicite à la science économique comme science caractérisée par la neutralité axiologique et politique, comme science de l’administration des moyens rares.

Ainsi, alors que les économistes sont convoqués comme experts par les institutions publiques, nationales et internationales, alors qu’ils concourent à la décision et aux choix, leur responsabilité n’est jamais engagée dans l’évaluation des conséquences économiques, sociales, écologiques, politiques, des décisions et des choix qu’ils ont préconisés.

   Et pourtant, les conséquences induites par des choix élaborés par des cercles d’économistes peuvent s’avérer catastrophiques, sur le plan social, écologique ou encore politique.

   Les crises financières des deux dernières décennies en sont une illustration: les économistes sont toujours en retard d’une crise. Il y a eu quatre générations successives de modèles de crises financières et de change depuis les années 1970, élaborées par les meilleurs économistes, tels Paul Krugman. Le nombre de publications académiques sur ce thème a suivi une évolution parallèle à celui des crises 3. Pourtant on sait aujourd’hui, grâce aux travaux de l’historien Charles Kindleberger, que les crises obéissent toujours aux mêmes mécanismes, fondés sur la spéculation. Il est reconnu que l’accélération des crises pendant les années 1990, dont le coût économique et social a été considérable pour les pays dits «émergents», est le résultat direct d’une libéralisation financière brutale et non maîtrisée. Les économistes, conseillers des gouvernements et des organisations internationales, ont mis du temps à comprendre que les politiques de libéralisation systématique qu’ils recommandaient étaient inadaptées aux pays en développement et «émergents», et conduisaient inévitablement à des catastrophes, comme l’a montré Joseph Stiglitz, ancien vice-président de la Banque Mondiale, dans «La grande désillusion».

   De même, l’épisode de la « nouvelle économie », dans la seconde moitié des années 1990, a entraîné des diagnostics erronés de la part d’un grand nombre d’économistes sur l’idée d’un nouvel âge d’or des économies capitalistes, porté par les nouvelles technologies, après la chute du mur de Berlin qui symbolisait la victoire définitive de la mondialisation libérale. Les difficultés actuelles des «ancienne » économies capitalistes, et l’émergence de nouvelles puissances venues bousculer l’ordre international, jettent une lumière crue sur les analyses euphoriques de la fin des années 1990.

Pourtant la responsabilité n’est jamais posée, alors que les conséquences des politiques qu’ils inspirent peuvent s’avérer dramatiques sur le plan social et écologique.

   Nous nous proposons d’analyser comment la croyance en une science neutre dissout la responsabilité éthique et politique des économistes dans la construction de la pensée dominante et dans les choix économiques qui engagent pourtant l’avenir des sociétés.

 

Le statut des économistes et de la science économique

   Avec du recul, on constate qu’il y a eu deux étapes essentielles dans la constitution du « savoir économique » au cours desquelles les économistes n’ont pas eu la même démarche face à la société.

 

De l’économie politique à la science économique

   L’analyse économique s’est développée en tant que corpus théorique lorsque le capitalisme a émergé progressivement de l’économie féodale à partir 17e siècle et lorsque la recherche de la richesse, après avoir été tenue pour une passion perverse, se trouve réhabilitée avec le début de la sécularisation de la société. Alors que dans les « sciences dures », les chercheurs veulent comprendre la nature pour la transformer, l’objet de l’économie est d’agir sur les hommes et les rapports sociaux. Ceci pose nécessairement la question du pouvoir et des groupes sociaux.

   C’est pourquoi l’analyse économique s’est d’abord constituée en tant qu’économie politique. Les grands courants successifs de l’analyse économique, jusqu’à la rupture néo-classique, se sont construits dans les représentations dominantes de la société. Ne revendiquant pas l’autonomie de leur discipline, soucieux de l’intérêt général ou de l’équilibre « naturel » de la société, ils se sont trouvés en congruence avec les intérêts des groupes sociaux dominants, ou perçus comme tels, à chaque étape de l’histoire du capitalisme naissant. Le Mercantilisme (17e siècle), qui s’intéresse aux bienfaits du commerce extérieur et de l’accumulation des métaux précieux, s’inscrit dans le cadre des monarchies conquérantes et de la construction des Etats; il est une théorisation de la richesse conforme aux intérêts du roi et de la noblesse. La théorie Physiocratique (18e siècle) se développe ensuite comme un ensemble structuré d’arguments qui confortent la position des propriétaires fonciers de l’Ancien régime.

Le fameux tableau économique de François Quesnay, qui est la première représentation globale de l’économie, est fondé sur l’idée que seule la terre produit de la valeur nette ou surplus, justifiant ainsi que ce surplus revienne aux propriétaires de la terre.

   Après la chute de l’Ancien régime, l’école Classique a pour cadre d’analyse le capitalisme industriel qui s’est imposé avec l’émergence de deux classes fondamentales, la bourgeoisie qui a pris le pouvoir, et la classe ouvrière. L’économie politique fait un grand bond en avant avec l’école Classique qui se décompose en deux courants, d’une part le courant libéral dont les grandes figures sont Adam Smith (1723 - 1790) et David Ricardo (1772 - 1823), et d’autre part le courant marxiste. La construction théorique des économistes classiques libéraux porte les intérêts de la bourgeoisie face à ceux de la noblesse déclinante. Elle est très élaborée, avec au centre une théorie de la répartition des revenus, fondée sur théorie de la valeur-travail, ainsi qu’une analyse du commerce international. Karl Marx (1818 - 1883) s’inspire des éléments de base de la théorie classique libérale (notamment la notion de valeur travail) qu’il transforme pour développer une théorie du capitalisme comme système d’exploitation et d’aliénation de la classe ouvrière.

   Ainsi, les premiers grands courants de pensée constitutifs du savoir économique s’inscrivent dans une démarche qui leur donne une dimension politique et une contingence historique irréductibles. Ces approches sont fondées sur des postulats politiques et philosophiques différents, de telle sorte qu’il n’existe pas de critère scientifique pour les départager. Il en est ainsi de la fameuse théorie ricardienne des avantages comparatifs, considérée comme une des grandes avancées de la théorie économique. Celle-ci, souvent encore en toile de fond dans le corpus de la pensée libérale, est largement remise en cause du fait des caractéristiques contemporaines du commerce international qui diffèrent des postulats de Ricardo, notamment la mobilité des facteurs de production et le développement des échanges intra-branches de produits similaires.

 

La théorie néoclassique ou la croyance en une science économique universelle

   La théorie néoclassique constitue une rupture dans la pensée économique car elle est construite sur le modèle de la physique mécanique et elle a une prétention à la neutralité et à l’universalisme. Cette théorie se veut a-historique et a-politique. Le paradigme central (rationalité - maximisation - équilibre), qui constitue la base unificatrice et intégratrice de la théorie néoclassique, est considéré comme inaliénable. Ainsi, le modèle d’équilibre général développé par Léon Walras, pierre angulaire de cette théorie, est largement utilisé aujourd’hui comme un instrument d’analyse à des fins de politique économique, alors même que les hypothèses qui le sous-tendent sont largement contredites par la réalité. Même lorsqu’il est reconnu que la rationalité des agents économiques est imparfaite, et que l’avenir est incertain, ce qui remet en cause les résultats fondamentaux de ces modèles, les économistes continuent de les utiliser, le plus souvent sans recul critique. De même, la théorie de l’efficience des marchés financiers, fondée sur les postulats néoclassiques, reste la référence alors qu’il a été démontré par les théoriciens keynésiens et un grand nombre de travaux empiriques que celle-ci est largement irréaliste. Cette posture des économistes orthodoxes résulte des postulats méthodologiques qui sous-tendent la théorie néoclassique. La cohérence externe (le réalisme des hypothèses) est considérée comme seconde par rapport à la cohérence interne (logique), comme l’illustre ce jugement de Milton Friedman :

«C’est une idée fausse que de vouloir tester les postulats (ou hypothèses de base). Non seulement, il n’est pas nécessaire que les hypothèses de base soient réalistes, mais il est avantageux qu’elles ne le soient pas » 4.

   Depuis la fin des années 1960, la «science économique» ne prétend plus seulement expliquer l’action économique, elle applique sa méthodologie à la totalité de l’action sociale et imprègne l’ensemble des sciences sociales. Le mouvement déjà amorcé auparavant avant de se globaliser, était ainsi appréhendé par Joan Robinson :

«Aujourd’hui, les prétentions des économistes ont impressionné les autres représentants d’autres branches des études sociales, qui singent les économistes singeant les physiciens »5.

   Ce fut l’entreprise menée par Théodore Schultz et Gary Becker avec la théorie du capital humain : ainsi, l’amour, la religion, le sport entrent dans la logique du choix rationnel, selon laquelle, l’individu rationnel, seul sujet reconnu, ne veut qu’une chose majeure : maximiser son gain et minimiser son effort. Jusque-là et avec des nuances, beaucoup des grands économistes faisaient encore de l’action économique un sous-ensemble du système social.

Les lignes majeures du programme de Gary Becker avaient déjà été formulées par exemple par Lionel Robbins ou encore par Ludwig von Mises qui cherchaient à fonder « une « une théorie générale de l’agir humain» 6.

    La reconnaissance et la domination de cette approche est indissociable de la victoire politique et idéologique du néo-libéralisme, reconnu comme d’autant plus légitime qu’il s’énonce au nom de la science 7. L’économie, comme science du comportement et pure technique du calcul généralisé et universalisé, produirait des résultats neutres, l’économie se dit science et non plus politique. La réception du « Prix Nobel » en 1992 par Gary Becker couronne ce mouvement. L’individu comme tel, universel, abstrait et asocial, en prise avec des besoins illimités, est l’unique source de construction des sociétés: ici l’individualisme n’est plus méthodologique mais devient ontologique et même biologique. Alors bien sûr, nombre d’économistes sont éloignés des théories socio-biologiques présentes dans la théorie de Gary Becker, mais il n’en reste pas moins que la théorie du capital humain imprègne les orientations de nombres d’institutions internationales qui ouvrent des programmes dans de nombreux pays et qui reviennent à considérer les humains comme des « ressources ».

Ces postures scientifiques ont pour effet de diluer la responsabilité de l’économiste

Notes

[1] Pascal Salin, 1991, Macroéconomie, p.11, PUF, Paris.

[2] Frédéric Lebaron, 2000, La croyance économique, Les économistes entre science et politique, p.93, Seuil, Paris.

[3] «Les crises financières», Robert Boyer, Mario Dehove et Dominique Plihon, Rapport pour le Conseil d’Analyse Economique, Documentation Française, 2004.

[4] La méthodologie de l’économie positive, 1953

[5] Joan Robinson, 1970, Freedom and necessity, p.120, Allen and Unwin, London.

[6] Mises L. von, 1985, L’action humaine, Traité d’économie, PUF, Paris. (première édition 1949).

[7] René Passet, L’illusion néo-libérale, Fayard, 2000.

Source: http://www.france.attac.org/spip.php?article5724

 

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