Quatre siècles d’échange littéraire franco-iranien (3)
Les traductions
Justement à la même époque qu’Oléarius rédigeait son récit de voyage, un homme de lettres, un politicien nommé André Duryer qui était alors consul de France en Egypte et qui avait appris le persan pour des raisons plutôt diplomatiques, travaillait d’arrache pied à la traduction du premier chef-d’œuvre littéraire persan à savoir Le Jardin des Roses de Sa’adi. Ainsi en 1634 les Francophones purent enfin lire le Gulistan ou l’Empire des Roses, composé par Sadi prince des poètes turcs et persans. Une dizaine d’années plus tard, vers 1644, prenant l’exemple sur Duryer, David Sahib d’Ispahan, de son vrai nom Gaulmin, donna une traduction d’Anvâr Soheili, œuvre de Mulla Hosseine Kaschéfi de Sabzévar, sous le titre de Le Livre des Lumières ou La Conduite des Rois ; cette œuvre n’est, en vérité, que le résumé et le commentaire du fameux Kalileh et Demneh.
La traduction d’Anvar Soheili aurait été effectuée à la suite d’une demande, car Kaschéfi est également l’auteur d’une quarentaine d’ouvrages dont aucun, à notre connaissance, n’a depuis été traduit dans les langues européennes.
Jean de La Fontaine semble être inspiré de ces traductions particulièrement à partir de son second recueil de fables puisque, quelques-unes de ses fables ne sont que des adaptations habiles des Hikâyat (les anecdotes) de Sa’adi et des Contes de Kalileh et Demneh. Dans la partie intitulée Avertissement de ce recueil La Fontaine avoue ses dettes envers les sages et les poètes de l’Orient mais ne va pas jusqu’au bout et ne mentionne que le nom d’un auteur indien nommé Pilpay :
Seulement je dirai, par reconnaissance, que j"en dois la plus grande partie à Pilpay, sage Indien. Son livre a été traduit en toutes les langues (…) Quelques autres m"ont fourni des sujets assez heureux.
Qui sont en fait ces autres ? La Fontaine ne connaissait pas véritablement le plus grand poète moralise de tout l’Orient musulman ; Sa’adi qui lui avait tant inspiré de sujets assez heureux ?
Citons à titre d’exemple Le Songe d’un habitant du Mongol de La Fontaine qui a été presque calqué sur la hikayat très concise de Sa’adi intitulée L’homme dévot et le prince .1
En 1795 les efforts de Louis Langlès qui, avant la Révolution enseignait le persan à l’Ecole des jeunes de langues, ont enfin apporté leurs fruits, car le gouvernement révolutionnaire avait heureusement ressenti la nécessité de fonder une école de langues. Ce fut en fait L’Ecole des langues orientales vivantes dont la direction fut confiée à Louis Langlès. Cette école était destinée à former des diplomates, des orientalistes et des traducteurs. La traduction des chefs-d’œuvre des littératures orientales constituait sans doute la tâche essentielle et majeure de professeurs et élèves ; ainsi Silvestre de Sacy publia-t-il en 1811 la traduction du Pend-nameh ou Le Livre des conseils de Faridéddin Attar de Nishabur et vingt ans plus tard en 1831 celle des Nafahat el Ons ou Les haleines de la familiarité de Djami. Un autre ouvrage de Djami Leily va Madjnoun, c’est Antoine-Léonard de Chézy élève de Sacy qui le traduisit à l’instar de son maître sous le titre de Médjnoun et Leila.
Jules Mohl iranologue allemand d’expression française (il avait quitté en 1822 Stuttgart sa ville d’origine pour aller à Paris apprendre le persan, mais il y resta jusqu’à la fin de ses jours) entreprit la traduction du Sahnâmeh ou Le Livre des Rois de Firdowsi mais il ne verra pas la publication du Sahnâmeh parce que la mort le surprendra en1876 et le septième c’est-à-dire le dernier volume de cette œuvre monumentale sera traduit et finalement publié par Barbier de Meynard élève de Jules Mohl.
D’autres traducteurs comme Garcin de Tassy, Charles Schefer, Charles Defémery, Clément Huard, Edmond Fugnan, Henri Ferté etc. traduisirent respectivement le Mantiéqoteir ou Le Langage des oiseaux d’Attar, le Safar Nameh ou Le Récit de voyage de Nassir khosrow, une nouvelle traduction du Jardin des Roses et la première traduction du Bustan de Sa’adi, les Quatrains de Baba Tahir Uryan, le Livre de la félicité de Nassir khosrow, les Ghazals ou Odes d’Anvari…
Les traductions sont très nombreuses et nous ne pouvons pas, ici, même en donner une liste exhaustive.
Ainsi, une fois ces oeuvres traduites, leur influence se fit de plus en plus sentir à travers l’œuvre des auteurs comme Jean de La Fontaine, Le Sage, Voltaire, Montesquieu Diderot, Hugo, les Parnassiens, Gide et bien d’autres encore.
De Goethe à nos parnassiens, écrit Grousset, leur influence est également sensible sur tout ce qui’ en Occident goûte le pur lyrisme dans la perfection accomplie de forme. 2
Hugo, surtout dans La Légende des siècles et Les Orientales fait preuve d’une connaissance profonde de la littérature persane. Outre les vers persans cités en exergue dans cette dernière œuvre, Hugo présente à la fin du livre une étude critique assez intéressante portant sur la poésie en Orient et il y fait une large place à la poésie persane.
Ce qui est étonnant dans cette étude c’est que l’auteur, à côté des plus grands poètes tels que Djlal Eddin Roumi, Ferideddin Attar, Ferdousi, Sa’adi et Hafiz, a cité et apprécié la poésie de quelques poètes médiocres comme Rafi-Eddin et Chahpour Abhari qui ne sont même pas connus de l’élite iranienne de nos jours.
Armand Renaud poète parnassien du XIXe siècle et l’auteur de Les Nuits persanes appréciait les Iraniens en poésie et reconnaissait en eux ses maîtres incontestés. Dans la préface de son recueil de poèmes ; il écrit par exemple :
De toutes (les littératures orientales), c’est la forme persane qui en poésie surtout est la plus originale et la plus complète (…)En Perse la poésie s’épanouit avec la civilisation et pendant plusieurs siècles de grands poètes font étinceler le beau, en lui taillant chacun une facette nouvelle 3…
Notes: 1 - Cf., Javad Hadidi, Iran dar adabiyyaté faranseh (L’Iran dans la littérature française), Machhad, Presse universitaire, 1969, pp.55-65
2 - R.. Grousset, op.cit. , p. 9
3- Armand Renaud, cité par Djavad Hadidi, in Luqmân, VIII: 2 printemps- été 1992
Source:Revue Le Pont, N:4, été 2007, PP.14-15.
Dr. Mohammad ZIAR
Université azad islamique de Téhéran