Un compagnon de ma jeunesse se plaignait à moi du malheur des temps. «J'ai peu de bien, disait-il, et une nombreuse famille; il m'est impossible de supporter plus longtemps le fardeau de la pauvreté. Je suis tenté de passer dans une terre étrangère; là du moins je pourrai passer ma vie sans que personne ne soit informé de ma condition.«Combien d'hommes affamés sont morts sans que personne n'ait su qui ils étaient; combien d'âmes en allées sans que jamais personne sur elles n'ait pleuré.»Cependant, je suis retenu par la crainte de mes ennemis: en mon absence, ils ne manqueront pas de se déchaîner contre moi. "Voyez, diront-ils, cet homme qui abandonne les siens dans le besoin":»Le visage du bonheur, le lâche ne le verra plus Il a choisi  de  vivre  au  calme,  mais  sa  famille dans la détresse, il l'a laissée.»Mais, on le sait, j'ai quelques connaissances dans la science du calcul. Je puis, en cette matière, me rendre utile. Si, grâce à votre bienveillance un emploi quelconque m'était donné, il pourrait adoucir mes peines et tranquilliser mon esprit et ma vie tout entière ne suffirait pas à m'acquitter de ma dette de reconnaissance envers vous.»Je lui répondis: «Ô mon ami, le service des rois est à double face: l'espérance du pain qu'ils vous donnent et la crainte de perdre la vie. Et il est contraire à l'avis des sages de tomber dans cette crainte-ci en raison de cet espoir-là!»»Dans la cabane du pauvre, personne n'entre et dit "Sur ta terre et sur tes jardins, paye la dîme!" Contente-toi   de   peu,   supporte   tes   tourments Ou bien, risque d'ouvrir ton ventre aux charognards!»Mon ami me répondit que toute cette morale ne convenait point à sa situation et que je ne répondais pas à sa demande. Il ajouta: «N'as-tu pas entendu que l’on a dit: "Quiconque trahit, sa main tremble de rendre des comptes "?»La vérité contente DieuEn droit chemin, nul ne s'égare.»Les sages ont dit: "Quatre personnes redoutent quatre autres personnes et sont fort irritées contre elles: l'assassin a peur du sultan; le voleur, de la sentinelle; l'homme corrompu, du délateur; et la courtisane, du lieutenant de police. "Quant à celui dont les affaires sont sans taches, quelle crainte peut-il avoir de rendre ses comptes?»Dans l'exercice de ton emploi, demeure probe: Dans ton procès, ton ennemi sera muet, Ô mon frère, sois pur et n'aie peur de personne Les vêtements souillés, les foulons les battront!— Mon ami, lui répondis-je, tu me rappelles l'histoire de ce renard qu'on voyait courir à perdre haleine. Quelqu'un lui demanda la cause d’un si étrange frayeur. 
— Je viens d'apprendre, dit-il, que les chasseurs sont en campagne pour prendre un dromadaire et l'obliger à porter leur bagage.
— Eh bien! Insensé, as-tu peur qu'on te prenne pour un dromadaire? Et quelle ressemblance as-tu avec lui?
— Taisez-vous, dit le renard, car si mes ennemis s'avisent de crier: "Voilà le dromadaire", et quand je serai pris sous ce nom, qui s'empressera de me délivrer? Qui prendra la peine de me faire connaître? L'homme mordu par un serpent mourut avant qu'on fût cherché la thériaque à Bagdad.»
Ô mon ami, je connais tes mérites comme ta vertu. Mais les envieux t'épient, et tes adversaires t'attendent en embuscade. Quelle que soit ton intégrité, ils te calomnieront auprès du roi et, à ce moment-là, qui pourra venir parler en ta faveur? Garde-toi de toute ambition, reste maître de tes désirs. Renonce à exercer l'autorité, et souviens-toi des sages:
»II y a sur la mer des biens illimités
Mais si tu cherches le salut, reste au rivage.»
Mon ami, ayant entendu ce conseil, se mit en colère et commença à prononcer des paroles pleines de mécontentement: «Voilà donc tout ce que j'ai à attendre de cette intelligence, de cette science et de cette prétendue sagesse? Qu'est-ce que tout cela, sinon ce que dit si bien la sentence des sages: "Les amis sont utiles quand on est en prison, car, à table, les ennemis eux-mêmes paraissent des amis."
»Celui-là n'est point ton ami qui, de ton amitié se vante 
alors que Fortune le gâte: à quoi bon l'appeler ton frère 
Mais celui qui te prend la main et cherche à te tirer d'affaire dans la détresse et le malheur, celui-là est un juste ami. »
Je ne voulus pas l'irriter davantage. Il m'écoutait avec rancœur. Je me rendis auprès du chef de la trésorerie, et grâce à une ancienne amitié qui existait entre nous, je lui exposai la situation de cet homme, et lui vantai ses capacités et son mérite, si bien qu'on lui confia un emploi subalterne. Quelques jours passèrent; on vit la valeur de son caractère, et l'on approuva l'excellence de son jugement. Sa situation n'en resta pas là, et il fut bientôt élevé à un poste plus important. L'étoile de sa félicité monta tellement haut, qu'il parvint à l'apogée de ses désirs et devint favori du sultan, l'homme que l'on désigne du doigt entre tous, et en qui l'on met sa confiance. Je me réjouis de la prospérité de sa situation, et je dis:
»Ne te mets point en peine si fortune varie 
Amère est la patience et ses  fruits  savoureux. 
N'aie point le cœur brisé dans les temps difficiles 
L'eau de source de vie, de la nuit jaillira.
Sois courageux dans le malheur et ne t'afflige pas, mon frère, 
Dieu miséricordieux a des grâces cachées.»
Dans ce temps-là, je fis le voyage de La Mecque avec des amis. Sur la route du retour du pèlerinage, cet homme vint à ma rencontre, à deux journées de marche. Son état paraissait troublé, et il avait repris les signes extérieurs des derviches. «Quelle est donc ta situation?» lui dis-je dès que je le vis.
Il me répondit: «Ainsi que tu me l'avais annoncé, des hommes m'ont porté envie, et ils m'ont accusé de trahison.  Le roi n'a point daigné employer tous ses soins pour découvrir la fausseté de ces calomnies, mes anciens compagnons et mes amis les plus chauds ont gardé le silence et ils ont oublié notre vieille amitié.
»Ne vois-tu pas que devant un homme important 
le serviteur place sa main sur sa poitrine 
et le louange. Mais  si  fortune vient à changer 
Sur la tête, il aura le pied de tout le monde!»
Et puis, continua-t-il, je subis toute espèce de châtiments, jusqu'à ce que dans cette semaine-ci parvint la bonne nouvelle du retour heureux des pèlerins. On m'a délivré de mes liens, et l'on a confisqué au profit du domaine privé mes possessions héréditaires.
Je répondis: «Tu n'as point voulu accueillir mon conseil. Je te le disais: le service des rois est comme un voyage par mer: plein de profits, mais dangereux;  ou bien tu découvriras un trésor ou, dans la douleur, tu mourras.» 
»Ou bien le marchand prend des perles à pleines mains 
Ou il est englouti et jeté au rivage.»
Je ne jugeai point opportun de déchirer mon ami davantage, de rouvrir la blessure de son cœur, ni d'y jeter du sel. Je me bornai à lui dire ces vers:
«Ne savais-tu pas que tu te verrais dans les chaînes 
si tu faisais la sourde oreille aux bons conseils? 
Une autre fois, si tu ne peux supporter la piqûre 
N'introduis pas le doigt dans le trou du scorpion.»