Un article sur les Chi’ites du Pakistan
Voici un article paru dans le Monde décrivant la situation fragile et dangereuse des Chi’ites au Pakistan. Tebyan ne cautionne pas le contenu de l’article.
Ce sont des photos de "martyrs". Les visages s’étalent sur l’affiche, galerie de portraits de Chi’ites de Karachi qui ne sont plus. Sous les clichés gronde un texte rageur: "Le bain de sang a tué tous ces innocents. Pourquoi les auteurs du crime n’ont-ils pas été arrêtés?"
A Mehfil Chah-e-Khosan, le complexe chiite de Karachi où se dresse une mosquée au dôme et aux minarets vert pomme, l’atmosphère est lourde. Les multiples barrières de sécurité encerclant l’enclave et les vigiles qui filtrent l’entrée disent la tension ambiante. Depuis le carnage (33 morts) provoqué le 28 décembre 2009 par un attentat-suicide au cœur d’une procession lors de la fête de l’Achoura, la communauté chiite de Karachi vit plus que jamais dans la peur.
Les extrémistes sunnites, qui sont légion dans la capitale économique et financière du Pakistan, peuvent frapper à tout moment ceux qu’ils tiennent pour de vulgaires kafir ("infidèles").
Allama Abbãs Kumaili est en colère. "Le gouvernement est trop faible avec les auteurs de ces attentats", tonne-t-il. Barbe blanche, drapé dans son chalwar-kamiz (habit traditionnel bouffant), M. Kumaili reçoit dans son bureau au cœur de Mehfil Chah-e-Khosan aux allures de camp retranché. Il est le chef politique des Chi’ites de Karachi. Ancien sénateur, il préside aujourd’hui l’Alliance Jafaria du Pakistan, le principal parti représentant la minorité Chi'ite pakistanaise (environ 15 % de la population totale).
"Les extrémistes sunnites ont infiltré la police, poursuit Allama Abbãs Kumaili. Ainsi les auteurs des attentats ne sont-ils pas arrêtés ou, lorsqu’ils le sont, ils sont rarement condamnés. On les relâche en général. Ces groupes veulent imposer par la violence leur propre modèle d’islam, l’école déobandie, proche du wahabisme saoudien, poursuit-t-il. Mais cela ne marchera pas. Les gens ici ne peuvent l’accepter. Les Chi’ites ne sont pas leurs seules victimes. Sont également ciblées les autres minorités : les parsis, les chrétiens, les hindous, les sikhs."
Une simple visite à Mehfil Chah-e-Khosan, à Karachi, suffit à prendre la mesure de la dimension fratricide de l’essor du jihadisme au Pakistan. Avant de viser l’Occident, ce dernier frappe d’abord les musulmans "hétérodoxes", qu’il s’agisse des sunnites de la tradition soufie (école barelwi), célébrant un culte des saints jugés hérétiques, ou des Chi’ites qu’oppose aux sunnites orthodoxes la fameuse rupture historique autour du califat d’Ali (658).
La chronique des attentats antichi’ites est d’une morbide régularité au Pakistan. Après l’attentat de l’Achoura, du 28 décembre à Karachi, il y eut l’attaque le 16 avril d’un hôpital de Quetta, au Balouchistãn (11 morts), et le 17 avril à Kohat, dans la province de Pakhtunhwa (41 morts), d’un camp de personnes déplacées originaires de la zone tribale d’Orakzai, où l’armée mène une offensive contre les talibans locaux. A chaque fois, les Chi’ites étaient visés. "C’est ainsi depuis un quart de siècle, se désole M. Kumaili. Rien n’a véritablement changé depuis l’essor de l’extrémisme sunnite dans les années 1980."
La matrice politique et idéologique de cet antichiisme militant au Pakistan est le Sipah-e-Sahaba Pakistan (SSP, Armée des compagnons du prophète Mahomet). Fondé en 1985 dans la province du Penjab. Le SSP s’est inscrit au début dans la politique d’islamisation volontariste menée par le président pakistanais de l’époque, le général putschiste Zia Ul-Haq. Le mouvement recrute surtout parmi les troupes du parti religieux Jamiat-e Ulama-e Islam (JUI), issu de l’école déobandie qui milite pour le retour à l’orthodoxie de l’Islam à rebours de toute tentation schismatique ou syncrétique.
Au seuil des années 1980, deux événements vont contribuer à radicaliser cette mouvance : d’abord, la révolution iranienne (1979) qui va doper la confiance des Chi’ites pakistanais jusque-là très effacés, suscitant une contre-mobilisation des sunnites locaux encouragés par les wahhabites saoudiens; d’autre part, l’invasion soviétique en Afghanistan (1979-1989), qui va généraliser l’idéologie du djihad fondamentaliste dans toute la région.
Dans ce contexte, les attentats antichi’ites se multiplient au Pakistan à l’initiative du SSP puis d’une de ses émanations dissidentes, le Lashkar-e-Jhanvi (LeJ), sous l’œil plus ou moins complice des services secrets pakistanais. En réaction, la minorité chiite riposte par le biais de certains de ses groupes armés, notamment le Sipah-e-Mohamet Pakistan (SMP).
Cette violence confessionnelle au sein de l’Islam pakistanais a connu son paroxysme dans les années 1990 mais elle n’a jamais véritablement disparu. Chaque année, elle continue de faire plusieurs centaines de morts.
A l’entrée du complexe Chi’ite de Mehfil Chah-e-Khosan, à Karachi, se dressent d’immenses portraits de l’ayatollah Khomeiny, du président iranien Mahmoud Ahmadinejad ou de Hassan Nasrullãh, le chef de la milice chiite libanaise Hezbollah. La filiation avec l’internationale Chi’ite est clairement affirmée.
"Mais nous sommes avant tout des Pakistanais, proteste M. Kumaili. Nous sommes loyaux à notre pays, à l’idéologie nationale du Pakistan." Il le clame avec force car ses adversaires, il le sait, n’en finissent pas de jeter la suspicion sur le patriotisme de la communauté Chi’ite du Pakistan, présentée comme l’instrument de l’
Iran.
Source: le Monde par Frédéric Bobin, envoyé spécial à Karachi